Sylvie Reff, « Un roman est un morceau de chair »

Née à Bischwiller en 1946, Sylvie Reff a toujours vécu en Alsace du Nord et depuis 46 ans, dans sa ferme familiale à Ringendorf. Autrice, mais aussi chanteuse (quatre albums et 500 concerts), elle a écrit beaucoup de livres traduits en presque dix langues dans une carrière qui l’a menée partout en Europe. « La patrie du vent » (Dom Éditions), son 21e ouvrage et 4e roman, est une fresque contemporaine, un hommage au courage et à la fidélité, sorti à la fin de l’année dernière. C’est un honneur d’être reçu par cette grande dame qui aura marqué son époque par son humanité et sa tendresse.

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Vous faites partie d’une génération qui a « refait » le monde dans les années 60, qu’en pensez-vous aujourd’hui ? 

Je rêve que ce monde revienne, d’où le titre « La patrie du vent » sur le thème des frontières. Je rêve d’un monde comme celui que j’ai connu jeune quand toute la planète faisait de l’autostop, il n’y avait pas de peur, mais une grande espérance, le monde était vaste, tout était encore à découvrir. Cet esprit-là m’a porté et me porte encore, si bien que je me sens beaucoup plus jeune que les pauvres petits jeunes d’aujourd’hui, affreusement raisonnables, qui n’osent plus rêver. C’est affreux, car ma génération ne savait pas qu’elle polluait la planète, on ne pouvait pas savoir. Alors on se sent coupable, mais on n’a rien fait. 

Mon rêve est que mes sept petits-enfants connaissent cette joie, cette liberté, cette confiance en l’autre qui fait que tu peux te mettre au bord d’une route, lever le pouce, et on t’emmène à 6 000 km. 

C’est aussi cet esprit qui vous a poussé à écrire ? 

Au début, on écrit pour ne pas mourir, pour survivre, pour se créer l’amour qui a manqué, ou une patrie, et c’est une passerelle vers les autres, écrire c’est plein de choses en même temps. 

Vous avez rarement emprunté le chemin du roman, pourquoi ? 

Parce que c’est une aventure, comme quand on monte sur un voilier, on ne sait pas où on va aller. C’est aussi une transmission. On essaye d’immortaliser ce que l’on a entendu des autres, les autres vies que l’on a croisé. Un roman n’est pas une fabrication, c’est un vécu, des morceaux de chairs.

« La patrie du vent », votre dernier livre ne fait pas exception à la règle ?

Oui. Je parle de choses qui ne m’appartiennent pas, je parle de mon père, de ses amis, de mes oncles, de cette jeune femme russe emmenée de force par les Allemands pendant la guerre pour travailler dans une usine de munitions à Schiltigheim, je l’ai bien connue. J’évoque les Malgrés-nous. Comme ce sont des choses très fortes, on ne fait pas un roman tous les deux ans. C’est quelque chose de vivant qui doit sortir un jour quand le moment est venu, sinon on tombe malade. On ne peut pas tout garder en soi. Et puis, cette génération est en train de disparaître, je sentais que j’avais ce devoir de transmission vis-à-vis de mes petits-enfants. C’est l’histoire d’un jeune couple qui part, caméra au poing, il traverse le Québec, la Sibérie ou l’Alsace pour savoir où ont disparu leurs ascendants. Dans ce roman, on se rencontre sans se rencontrer, comme cette maman qui écoute un pianiste sans savoir que c’est son fils, mais elle le sent. C’est à la fois beau et extrêmement douloureux.

C’est un roman, mais avec vous la poésie n’est jamais très loin ! 

La poésie est une sorte de langue parfaite, une manière de nommer le monde. La beauté n’est jamais loin de la bonté, alors c’est à nous de créer un monde idéal et la poésie n’est jamais loin de tout cela. 

Qu’est-ce qui vous définit le mieux ?

Je vis dans un endroit préservé, dans lequel il n’y a pas de chemin de fer, pas de touriste, presque pas de commerce. Un peu hors du monde. Je suis une femme vivante et toujours amoureuse de la vie sous toutes ses formes, amoureuse de la beauté du monde, de la différence, de ce qui nous relie les uns aux autres.