Le Grand Est, une aberration économique ?

La fusion des régions en 2016 est un échec. C’est le constat de Jean-Philippe Atzenhoffer. Titulaire d’une thèse de doctorat réalisée sur le thème de l’économie de l’environnement, il enseigne dans différentes institutions. Pour lui, la réforme a bafoué les identités. Bien que présentée sous l’angle de la décentralisation, elle correspond en réalité à une reprise en main du pouvoir central. C’est un fiasco qui coûte cher et qui aboutit à l’émergence d’un jacobinisme régional. Rencontre avec l’auteur de l’essai Le Grand Est, une aberration économique, un livre accessible, même si l’on n’est pas un spécialiste de l’économie.

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Dans votre ouvrage, vous affirmez que le Grand Est est une ineptie absolue, ce n’est pas vraiment un scoop !

Finalement, dire que c’est une aberration économique c’est ce que tout le monde sait depuis six ans et c’est ce qu’a rappelé le Premier ministre il y a un mois à Colmar. Ce livre est une approche scientifique et objective, avec des sources académiques qui diffèrent par rapport à tout ce qui a été publié avant. 

Personne n’a compris cette réforme,
c’est ça ?

Il n’y a pas eu d’étude au préalable qui aurait justifié une réforme. Elle n’était pas au programme de François Hollande. C’est sorti de nulle part. Les chiffres de la Cour des comptes sont assez cinglants, mais j’attendais un bilan global, que les services de l’État s’emparent du sujet. Alors, je me suis dit que j’allais faire une enquête sur des questions de finances, de démocratie, de citoyenneté, une analyse large qui puise dans la littérature scientifique internationale et dans tous les documents stratégiques financiers et comptables de la région. Je ne suis pas un espion, je n’ai pas volé de documents top secret, ils sont publics. Pourtant, l’on y trouve beaucoup de choses intéressantes, la mécanique en œuvre et le fonctionnement. C’est pour ça que dans le livre j’étudie aussi ce que l’on appelle le jacobinisme ou le centralisme régional. 

La raison principale avancée pour cette réforme était l’aspect économique, le fait de faire d’importantes économies. On sait que ce n’est pas le cas.

En fait, c’est simple. Pratiquement à tous les niveaux, la réforme a donné des résultats contraires à ce qui était recherché. Ni plus ni moins. On parlait d’économies, ce sont des surcoûts qui se matérialisent. Depuis le rapport de la Cour des comptes de 2019, on ne parle plus d’économie (page 61 de son livre, l’auteur écrit que la fusion des régions devait engendrer à terme 25 milliards d’euros d’économie). La gestion à grande échelle, c’est très bien quand on fabrique des avions, mais ça ne se passe pas comme ça dans le cas d’une collectivité territoriale. On s’est retrouvé avec une uniformisation des politiques, donc avec un centralisme, mais sans avoir de véritable centre. Tout est éclaté. Le plus grand nombre d’agents de la région se trouve à Metz, Nancy est contente d’avoir l’ARS, etc. 

Un exemple frappant, celui des ligues sportives ?

Oui, on voit tout simplement que l’on a plaqué quelque chose d’en haut, d’une manière aveugle et arbitraire. Les ligues n’ont pas été concertées. Le sport en France repose beaucoup sur le travail des bénévoles. Quand on leur demande de se déplacer plus loin, on constate que certains se découragent et arrêtent en disant que c’est ingérable. C’est dramatique.

Vous parliez de surcoût, peut-on le chiffrer ? 

C’est impossible. Il faudrait comparer avec l’évolution des coûts si l’on avait gardé les trois régions. Disons que nous avons des sources identifiées : la Cour des comptes avait démontré très clairement le coût de l’harmonisation des régimes indemnitaires (voir le chiffre à retenir), il y a évidemment une hausse des coûts de déplacement et de temps perdu pour des réunions qui n’ont pas beaucoup de sens. On peut parler également de la péniche Grand Est qui coûte
300 000€, les dépenses de communication, etc.

La nouvelle Collectivité européenne d’Alsace répare-t-elle les dégâts du Grand Est pour notre région ?

Symboliquement, c’est quelque chose d’assez fort, mais dans la concrétisation réelle c’est très inabouti, car en réalité il n’y a pas de transfert de compétence. C’est bien joli de dire qu’on fait des schémas transfrontaliers, mais cela reste extrêmement limité. 

Pour l’instant !

Oui, mais le problème c’est que l’on maintient deux niveaux qui se superposent. Pour faire des économies, il faudrait supprimer la CEA ou le Grand Est. Pour moi l’idéal c’est de supprimer le niveau qui n’est pas pertinent dans tout ça, c’est-à-dire la région Grand Est, pour revenir à des périmètres cohérents qui permettent d’avoir des politiques publiques plus efficaces et une implication citoyenne. C’est dans l’Intérêt général de la France d’avoir une efficacité territoriale partout. 

Pour vous, le Grand Est n’est pas seulement une aberration économique alors ? C’est un échec sur toute la ligne ?

Oui. Gérard-François Dumont, l’un des plus grands spécialistes de la gouvernance des territoires en France (il a signé la préface de mon livre), m’a suggéré d’enlever le mot économique, car selon lui c’est une aberration à tous les niveaux, pas seulement économique. 

Que répondez-vous à ceux qui disent que, dans le Grand Est, l’Alsace perd son identité ?

À court terme, elle ne l’a pas perdue, il y a même une sorte d’identité de résistance qui s’est installée. Mais on peut constater que les identités les plus vivantes se trouvent dans les régions qui disposent d’un support institutionnel. Depuis la chute du mur de Berlin, et des enquêtes sont faites régulièrement, alors que l’identité à l’Est était forte, on observe une progressive convergence vers les valeurs et des mentalités de l’Allemagne de l’Ouest. Les chercheurs estiment que dans deux générations l’identité de l’Est aura disparu. Les chocs institutionnels modifient les identités, tout comme les identités modifient les institutions en formant des politiques publiques ou des systèmes adaptés au niveau local. L’identité, c’est aussi la manière dont on est perçu ailleurs. Si les autres ne nous voient plus, cela affaiblit l’identité. 

Mais trop « d’identité », c’est aussi un danger !

Le fait de vouloir supprimer des régions historiques provoque de l’aigreur dans les cœurs. Heureusement en Alsace nous sommes pacifistes, mais le risque c’est la rébellion, quand on fait des réformes absurdes, que les gens ne comprennent pas. On a créé des conflits là où il n’y en avait pas. Le problème c’est de ne pas avoir respecté les identités. En Alsace, on ne peut pas dire que l’on s’en fout des autres. On le voit, nous sommes dans la coopération rhénane, nous sommes dans cette dynamique, et c’est plutôt une chance pour la France et l’Europe d’avoir une identité vivante en Alsace. 

Êtes-vous fier de votre livre ?

J’en serais fier s’il pousse le gouvernement à faire des réformes utiles. Si c’est juste pour écrire un livre et avoir mon nom sur un bouquin, ça ne sert à rien. Je recherche l’efficacité. C’est une contribution, une invitation à arrêter les réformes farfelues, pour améliorer le fonctionnement de notre pays.